La perfection c'est barbant mais au fond rien ne met autant en joie qu'un repas qui la pulvérise. Pas la peine de rêvasser plus longtemps sur les accords d'une guitare et les paroles d'une rumba s'élevant quelque part dans les Caraïbes au dessus d'une terrasse rayée par l'ombre des roseaux. Encore moins nécessaire de continuer de fixer l'écran de son ordinateur avec une telle concentration qu'on pourrait s'attendre à le voir se fendiller. Les images de mers chaudes et de plages de sable blond restent des images. La chance est de notre côté et il se trouve qu'on dispose d'un levier redoutable pour faire grimper le mercure de cette journée scandaleusement glaciale. Alors on se jette sur son manteau, on attrape son écharpe, on enfile ou non ses gants et on se précipite chez Albion, la cave à manger un poile british.
Parquet de bois brut, grande salle aux murs gris bleu, pierre calcaire jointoyée à la chaux (on échappe de justesse aux poutres apparentes), cave à vin en transparence , cuisine ouverte et bouteilles de pinard un peu partout: un petit côté Juvéniles mais en plus soigné et deux crans au dessus. Derrière un comptoir mais aussi beaucoup devant à s'activer en salle, le néo zélandais Hayden Cloutt dont le nom sonne comme celui d'un «privé» de film noir. En cuisine, le britannique Matthew Ong, exfiltré du sémillant Fish la Boissonnerie dont on ne dira jamais assez de bien et sa formidable brigade également au service de sa majesté. L'équipe est bien rodée, solide, souriante et maîtrise à la perfection son sujet. On jurerait qu'elle est au sommet de son art.
Pas de menu mais quatre entrées, plats et desserts au choix. C'est très bien comme ça.
Si les haricots coco cuisinés al dente, la pulpe et chorizo ibérique vous tirent des larmes, le mi-cuit de foie gras poêlé, pommes rôties et champignons vous fait pleurer des rivières.
Les Saint-Jacques poêlées, boudin noir et topinambours ne sont pas mal dans leur genre: force de caractère du boudin un chouïa relevé, suavité confondante de la Saint-Jacques. Juste parfait.
Exceptionnel filet de sanglier dont le rosé de la chair rappelle celui des joues d'un bébé, mais alors un bébé monté sur ressort tant en bouche la viande dégage ce je ne sais quoi de sauvage. Accompagnements excellentissimes: chou rouge braisé et purée de panais, le tout arrosé d'un jus dont on ne gâche pas la moindre goutte.
En dessert, on attend le crumble au chocolat et sa gelée de piment d'Espelette et à notre grande surprise c'est une tartelette au chocolat qui s'invite sur notre table. Vite, on ne dit rien tant la surprise me ravit et me comble.
Sonné de la première à la dernière bouchée. Dans le domaine le dernier gros choc remonte à cette tarte également au chocolat dégustée aux Cocottes de Christian Constant. Inoubliable pâte sablée cacaotée et ganache à se damner chez l'un comme chez l'autre. S'efforcer de les départager serait pure l'hérésie. Du grand, du très grand art.
Compter 40 euros par personne pour ce repas de belle envergure.
Albion
80 rue du Faubourg Poissonnière
75010 Paris
01 42 46 02 44