Comme surgie d'un rêve. Une poignée de kilomètres avant de pénétrer dans Mae Aw, la très désirée, au débouché d'un virage,
s'étale sous mes yeux, un matelas blanc, duveteux et ondulant, une masse de brume laiteuse, de la crème chantilly qui donne envie d'y plonger, de s'y enfoncer avec des cris d’extase. Autour, la
forêt est belle, dense, sur laquelle le soleil commence à jeter ses premiers rayons. Plus loin, se profile déjà Mae Aw.
Curieuse et trépidante histoire que celle de Mae Aw, cet étonnant village de thé chinois dont les huttes de torchis bordent
un lac réservoir, niché aux confins du nord de la Thaïlande et distante de la frontière birmane d'à peine deux kilomètres.
Ces deux petits kilomètres, je les parcours en emportant avec moi les arômes d'un oolong de première qualité (les
deux premières feuilles et le bourgeon) qui imprègne longtemps ma bouche alors que je laisse le village derrière moi pour emprunter un chemin de terre battue qui ondule au fil des dernières
maisons et parcelles cultivées avant d'infléchir légèrement à mesure que l'on se rapproche de la frontière birmane signalée par un gros écriteau ''Myanmar'' signant la fin d'un pays, le
commencement d'un autre et un point d'entrée ouvert à tous vents, symbolique puisque aucun grillage ne délimite en cet endroit les deux pays.
Plus haut, en remontant vers la gauche, au sommet de la colline, dépérit d'ennui un soldat veillant sur un petit poste de
l'armée.
D'ici, la vue est encore plus belle, dégagée et panoramique, qui embrasse la totalité du paysage.
Me montrant du doigt le tracé exact qu'empreinte la frontière (hésitante et aléatoire, comme j'allais en faire
l’expérience), j'apprends que ce terrain que j'avais atteint après un petit quart d'heure de marche et d'où je fus sèchement éconduit était en réalité situé en territoire birman.
Située
donc à seulement 44 km de Mae Hong Song mais donne l'illusion d'en être distant de plusieurs années lumière, les murs de terre défraîchis de Mae Aw comme ses minuscules échoppes de thé que
ceinturent les forets de pin de Doi Pan, semblant toutes droites sorties du rêve d'un amateur de thé.
Comptant une population d'environ 1000 habitants dont la plupart sont des descendants de chinois, l'histoire de ce village
assoupi que les thaïlandais appellent Ban Rak Tai (''le village Thaï - Amoureusement vôtre) et qui passerait presque pour une enclave de l'empire du Milieu en pleine terres thaï, remonte à la
guerre civile chinoise et au Kuomintang (KMT).
De fait, l'histoire de Mae Aw est un décalque de celle de Mae Salong visitée quelques années plus tôt. Rafraîchissons-nous la mémoire: sous Tchang Kaï-chek, le KMT gouvernait la
Chine depuis la fin des années 20 jusqu'à ce que le Parti de Mao Zedong après une lutte pour le pouvoir établisse la République populaire de Chine en 1949. Plusieurs armées du KMT (notamment la
93ème Division qui elle échoua à Mae Salong) ont refusé de se rendre aux communistes et se sont enfuies dans la jungle birmane où elles bivouaquèrent puis bâtirent des infrastructures. Les forces
du KMT étaient autrefois si répandues dans l'état Shan qu'elles ont construit un aéroport à Mong Hsat assurant des vols réguliers vers les bastions du KMT tout en ne manquant pas d'investir
l'ensemble de la région à l'est de la rivière Salawin qui sert de frontière naturelle entre la Thaïlande et la Birmanie.
Plus déterminée que jamais d'en finir avec ce casse tête, la Chine populaire envoya dans les années 60 20 000 soldats de
l'Armée de libération populaire au cœur des états Shan vers Kengtung afin d'écraser une fois pour toutes le KMT.
Sous le commandement du général Tuan Shi-wen, les troupes du KMT s'enfuirent vers le sud en traversant la frontière poreuse
de Thaïlande et s'installèrent dans les collines desséchées de Mae Salong, Doi Pan Ban et Mae Nong Bua. Bonne pâte, le gouvernement thaïlandais accorda l'asile aux réfugiés du KMT à la seule
condition de protéger le royaume d'une éventuelle invasion communiste.
Mae Aw n'a pas sombré dans le commerce de l'opium comme Mae Salong (où se déroulèrent quelques féroces batailles de
montagne à la fois politique et liées à la drogue, laquelle ne s'est ouverte au tourisme que tardivement au milieu des années 90).
Pas aussi sanglante ou torturée que celle de Mae Salong, l'histoire de Mae Aw reste relativement méconnue des touristes
étrangers, un peu moins des thaïlandais dont des minibus font le trajet depuis Chiang Mai, lesquels en plus de siroter tranquillement leur thé dans une boutique au bord du lac peuvent goûter à
une authentique cuisine du Yunnan comme ce porc à la vapeur tranché fin enfermant tel un linceul des légumes verts émincés.
Le thé, c'est donc la grande affaire de Mae Aw (mais aussi le vin, de prune, d'ananas...), les habitants nageant
littéralement dedans, chacun en possédant plusieurs pieds devant sa maison, autour de son potager sans qu'il en ait exprimé le désir à la mère nature. Les plus belles plantations ne se trouvent
pas dans le village et encore moins à immédiate proximité du village où celles-ci sont négligées, mal entretenues et ces temps ci simplement désertées par les cueilleuses car on ne récolte pas en
cette période de l'année.
On trouvera son bonheur à plusieurs kilomètres de là, une fois quitté le village, en s'éloignant à pied à travers des
paysages qui rappellent certaines régions de France (insérer la 11 et 12 ) avec au détour d'un sentier un chasseur éternel rentrant bredouille mais souriant.
La plantation Yang Wui qu'on atteint après une bonne marche, oubliée à une petite poignée de kilomètres d'un joli lac au
bord duquel joue un enfant, est exemplaire à bien des égards.
Magnifique configuration que cette plantation, en arc de cercle, étagée, comme un théâtre grec dont les rangées de théiers
seraient les gradins et la végétation en contrebas la scène dont hélas, la photographie ne rend pas compte de la splendide perspective en plongée qu'on a depuis les hauteurs, celle-ci aplatissant
le relief en plus de manger la moindre nuance de couleur.
Un (vieil) homme qui n'en manque pas, de couleurs, c'est bien celui-ci, débroussaillant autour des pieds de ses théiers
qu'il chérit comme ses enfants et dont il m'assure que son thé n'a pas d'égal dans la région, ce que je vérifie sur le champ et confirme, son oolong s'avérant, et de très loin, le
meilleur que j'ai goûté depuis mon arrivée à Mae Aw.