Il ne doit pas y avoir de plus grand bonheur que se
trouver en cette fin de matinée au cœur de Manille, au cœur de la foule et c'est sans effort qu'on marche jusqu'à la station Quirino Avenue, pour laisser derrière soi la Remedios Circle, arpenter
les allées sombres et puantes du marché San Andres puis longer une école primaire et un lycée. On arrive enfin aux marches de la station, sans surprise encombrées de vendeurs de bricoles, de mets
à grignoter et de rabatteurs de jeepney dont nombre d'entre
eux sont de petits enfants.
Depuis la station on aperçoit Makati, un buisson de tours, au fond rien qu'un bout, Makati étant bien plus étendu que cela.
Makati, poumon économique de la capitale, quartier d'affaires aseptisé et ultra sécurisé dont les avenues froides et impeccables font penser à Singapour, c'est le fief des cols blancs ou
pullulent les condominium avec terrasse, les shopping mall gigantesques, les hôtels de luxe, les bars branchés, les boites pour expatriés, les restos chics et les élégantes, et c'est justement
dans cette bulle climatisée que je m'immerge le temps d'un déjeuner chez Tapella, haut lieu de la gastronomie espagnole qui concocte d'honnêtes paella comme celle-ci aux fruits de mer.
Dans ce quartier ultra privilégié, on ne trouve aucun papier par terre (les poubelles de différentes
couleurs nous révèlent qu'ici on pratique le tri sélectif dont on se demande si ce n'est pas en réalité une mauvaise plaisanterie), aucun mendiant, personne dormant sur le trottoir et encore
moins d'enfants en haillons souvent défoncés à la colle comme on en voit souvent, surtout la nuit. Au contraire, on trouve sur la table d'un restaurant américain un mini baby foot qui donne à
réfléchir.
Je change tout à fait de quartier et donc d'ambiance en m’enfonçant par hasard dans le bidonville de Pasay, un quartier
très structuré fourmillant d'auto construction composites enrichies d'espaces publiques, de lieux de sociabilité actifs (gargottes, cyber café, billard, loterie...) qui sont comme
les extensions des minuscules logis des habitants se succédant dans de longues allées étroites frequemment envahies par la mélasse gris noire et malodorante des égouts. Autant dire
que le quotidien des habitants du bidonville de Pasay City est plus enviable que celui des habitants de Tondo avec ses constructions anarchiques et précaires en matériaux de récupération, un
township relativement dangereux (certaines croyances font que la nuit on serre dans les poings quelques pincées de sel afin de tenir à distance les intrus comme les mauvais
esprits) ou de Payatas, étalée tout le long d'une décharge qui s'étend sur une vingtaine d’hectares.
Cette dernière est tristement célèbre pour ces «montagnes fumantes» - du fait de l'auto combustion des ordures, lesquelles
atteignent une quarantaine de mètres de hauteur (un régal pour les photographes désireux de réaliser de belles et fortes images esthétisantes avec la misère la plus noire - si possible de très
grand format et vendues extrêmement chères) et sont prises d’assaut chaque jour par des centaines de familles vivant de leur recyclage.
Ce qui frappait dans le bidonville de Pasay, adossé au grand marché couvert, c'étaient ces sourires qui
accueillaient l'étranger, la curiosité souvent, l'hospitalité des adultes, ces hordes d'enfants ne réclamant rien d'autre que de jouer à l'enfant, opportunité qui ne leur est pas souvent
offerte.
Alors, les voilà qui font les fous, qui partent en éclats de rire et offrent des visages qui sont le contraire de cette
misère qu'ils prennent quotidiennement de plein fouet en même temps qu'ils grandissent trop vite. Et de me dire que c'était d'abord des enfants, des garçons et des filles avant
d'être des défavorisés.