Le temps d'avaler en vitesse un petit déjeuner dans une gargote à proximité de la gare (œuf au curry et roti) que
déjà l'antique locomotive diesel s'arrache de la gare de Colombo avec moult plaintes et cris de souffrance qui laissent à penser que l'engin va mourir d'épuisement, au mieux imploser dès le
premier virage.
Mauvaise langue, il convient plutôt de rendre hommage à cette machine certes brinquebalante mais vaillante, à la cadence
certes excessivement lente mais aux horaires fiables et dont le balancement quelquefois malheureux est immédiatement oublié du fait de l’extrême gentillesse de ses passagers et la beauté des
paysages. Au Sri Lanka, le train n'est pas qu'un moyen de transport, c'est aussi un jeu qui se pratique à plusieurs, de préférence dans les tunnels, suspendus au marche pied ou simplement penché
à l’extérieur. Alors, on pousse en chœur des hurlements qui ressemblent au cri originel, qui percutent les parois plongées dans l'obscurité et rejaillissent amplifiées de toutes part du wagon.
Nous, spectateurs on sourit, on envie presque la liberté de ces jeunes gens.
On est plus haut, bien entendu, (500 mètres), à Kandy il fait à peine plus frais qu'à Colombo et si cette étape
ouvre la voie d'un itinéraire imaginé autour du thé, il serait fâcheux de négliger pour autant le lac de Kandy dont la légende raconte qu'une poignée de
petits chefs locaux ayant refusé de collaborer aux travaux furent empalés au fond du lac, les légendes glaçantes faisant souvent bon ménage avec les fantômes qui doivent traîner sitôt la nuit
tombée le long des berges.
On revanche, on se passera volontiers de visiter le Temple de la Dent qui renferme la plus importante relique bouddhique du
pays et brille autant par le faste de ses sanctuaires que celui de son billet d'entrée. On lui préférera l'un des nombreux monastères bouddhiques, par exemple le Malwatte Maha Vihara où l'on peut
avoir avec les moines des conversations ou des révélations autrement plus profitables que ce qui nous attend Temple de la Dent.
Le lendemain matin, une fois que la brume commence à se dissiper, les premières successions de plantations de thé se
dévoilent à mi parcours entre Kandy et Nuwara, autour du 40 ème kilomètre, qui se succèdent en une chaîne ininterrompue. Le spectacle est fascinant, bouleversant, que forme ce colossal tapis vert
qui court d'une montagne à l'autre et vient se plaquer sur la moindre parcelle de paysage. On lui prêterait presque comme intention, à ce vert de jade, de vouloir repeindre le ciel tout
entier.
Sa gourmandise est contagieuse, elle nous saute dessus autour de ce fameux quarantième kilomètre. On arrive en sa compagnie
les yeux brillants à Nuwara (1900 mètres d'altitude), elle nous fait aussitôt grimper dans un rickshaw et nous dépose dans un premier temps à 17 km de la petite ville, dans les coulisses
même de la fabrique de thé Labookellie dont l'image nous montre ici la première étape capitale après la cueillette récolte, à savoir le flétrissage, qui a pour objectif de sécher au moyen d'un
courant d'air chaud les feuilles de manière à les débarrasser pour environ moitié de leur humidité.
N'éprouvant guère d'attrait pour les grandes fabriques de ce type où le thé produit en quantité massive et industrielle est
manipulé avec peu d'égards, voir tout simplement maltraité, on abrège la visite et charge le rickshaw de nous lâcher quelques kilomètres plus loin en remontant, d'où partent de jolis
petits chemins de terre ocre qui conduisent à des collines aux courbes arrondies et molles comme des mamelons, fourmillant de petits points sombres qui sont des cueilleuses.
Là, au milieu des talus escarpés, avec l'infini de jade comme seul point d'horizon, on se dit dit qu'on n'aura pas assez
d'une vie pour faire le tour de ces plantations. On devient comme ivre et le pas se fait paradoxalement plus léger quand au bout de quelques heures, la fatigue, l'épuisement nous frappe de son
gros point lourd et chaud.
Et on repense à ces mots, à cette leçon de sagesse du photographe mexicain Manuel Alvarèz Bravo, gravée sur une planchette
et suspendue au dessus de son atelier: Hay tiempo. Alors, les théiers, tous les autres théiers, patienteront au moins jusqu'à demain.