Bien sûr, c’est le bout du monde, le lieu est franchement déplaisant, austère et glacial comme la mort. La mort justement,
dont ce centre de création contemporaine baptisé Cent Quatre faisait jadis commerce en qualité de Pompes Funèbres. Deux ans après l’ouverture en fanfare de cette grande nef squelettique censée
rassembler et redynamiser le quartier en plus de donner à l’ensemble des parisiens leur ration de culture (touchante utopie, édifiante naïveté), le lieu sent encore l’odeur âcre et pesante de la
mort. La pierre en témoigne: grise, triste, frigide. Le regard n’accroche rien que du vide: l’art est absent, on n’en voit goutte. On le devine tapi quelque part mais il se dérobe sans cesse à
notre regard. La création, nous renseigne-t-on, se terre dans des salles auxquelles nous n’avons pas accès et qu’on imagine désenchantées comme des bunker. Le 104 est belle et bien sous
perfusion. On s’attendait à voir des artistes à l’œuvre et leurs créations fleurir au hasard de notre déambulation, au contraire de quoi on s’enfonce chaque pas un peu plus dans une vacuité
floue, épaisse. C’est beau le vide, seulement celui-ci n’est chargé en rien. Ce lieu massif aux volumes imposants donne pour finir l’impression d’avoir enfilé des vêtements trop grands pour lui,
d’être complètement à la dérive.
Aussi, il fallait une bonne raison pour nous convaincre de nous rendre dans ce lieu nullement sympathique. Deux ans après
son ouverture et un récent remaniement de la direction, c’est-ce midi l’ouverture des Grandes Tables, son baptême marqué par l’arrivée à Paris de Fabrice Biasiolo (La Friche de la Belle de Mai, à
Marseille; Le Channel, à Calais) épaulé pour l’occasion par son frère Benoît - sommelier hors pair - qui nous décide enfin à crapahuter dans le nord de Paris pour assister à ce sauvetage de la
dernière chance. Si le Cent Quatre ne peut plus être sauvé par l’art, il le sera pas l‘estomac. Et avec la manière: au moins 75% des produits proviennent des régions limitrophes d’Ile de France
et sont issus d’une agriculture raisonnée et biologique.
C’est en face de la jolie librairie, peut être le seul espace véritablement vivant de cette cathédrale du néant. On pousse
la porte avec émotion, on est intimidé, pour dire vrai on a un peu le trac. Un homme seul attablé devant son entrée: c’est le tout premier client. Nous sommes le deuxième. On s’attendrait presque
à être décoré d’une médaille.
Austérité de l‘espace, tables d’hôtes sombres, verrière donnant sur un jardinet, le gris domine mais ne plombe pas. La
désolation, la mélancolie du 104 qu’on commençait à trainer dans notre sillage, on la laisse à l’entrée, comme on dépose son manteau au vestiaire.
L’équipe est enthousiaste, volontaire et disponible bien qu’elle prenne ses marques. Fabrice Biasiolo s’active en cuisine,
son frère se partage le service avec la jeune serveuse et la brigade suit le rythme avec de nombreux sourires au centre du visage. On sent de l‘envie, de l‘émotion. L’espace comme l’équipe sont
ainsi saisis dans leur fraicheur.
La carte est à l’image d’un haïku: courte et directe. 17 euros l’entrée imposée, le plat et le dessert, on croit à
une mauvaise plaisanterie. On se pince, en vain.
L’entrée est fracassante (trilogie d’émietté de cabillaud, soupe de champignons, écume de café, samosa de porc et noix).
C’est de la haute voltige, à la fois «quotidienne» et «extraordinaire», qui sont les deux maitres mots du projet de Fabrice Biasiolo, presque une charte, une ligne de conduite.
On est immédiatement sous le charme, lequel se poursuit mais s‘émousse un peu avec la papillote de saumon bio, son bouillon
d‘ail frit et sa purée. Le saumon est brillantissime, fondant, qui dégage le meilleur de ses saveurs, accompagné sans tapage par le bouillon et ses oignons réduits mais le plat, présenté dans une
papillote qui lui donne des allures de corbeille à fruits de bienvenue dans une chambre d’hôtel, est délicat, voir pénible à pratiquer en plus d’être disgracieux lorsqu’on y plonge la fourchette
dans un froissement continu qui agace les oreilles. Du coup, on fait l’impasse sur la photo du plat déshabillé pour s’en tenir à son aspect extérieur, plus flatteur.
A ce stade là du repas, on est sérieusement rassasié - la quantité de saumon fut excessive, voir frôlant l’indécence - et
de nous mettre à raisonner comme un comptable, se prendre des angoisses de gérant, «mais à ce rythme là, ils ne vont jamais rentrer dans leurs frais !, ils vont couler la baraque !». A moins que
l’équipe des Grandes Tables ne se soit simplement mis au diapason du 104, cet impressionnant navire qui n’en finit plus de sombrer, allez savoir.
Aussi, pour être dans le ton, on en remet une louche avec ce dessert qui nourrit son homme pour la semaine, une copieuse
brioche perdue avec wok de fruits frais et pralin, trop sec, archi sucré et un brin cataplasmique.
On admettra que le restaurant est en rodage, qu’il cherche ses marques et qu’il lui reste encore à ajuster plusieurs point,
de manière à trouver son équilibre, son rythme de croisière (histoire de filer la métaphore). On se montrera patient, on reviendra, le repas s’étant avéré malgré certains reproches très
secondaires plus qu’encourageant. Aussi, on attend avec impatience, dans une seconde salle, la mise en place de ces trois carrioles proposant chacune un mode de cuisson: le cru, le bouillon, le
sauté, qui complèteront l’espace restaurant et feront sans aucun doute des Grandes Tables l’une des nouvelles adresses avec lesquelles il va falloir compter, en plus d’être la dernière chance
pour le 104 de sortir de son profond sommeil.
Les Grandes Tables du 104
104 rue d’Aubervilliers
75019 Paris
Tel: 01 40 37 10 07
www.104.fr