Typiquement le genre de bistrot de quartier dans lequel les hommes d'un autre temps auraient pénétré le journal sous le bras, paletot boutonné jusqu'au menton, en lançant vers le fond de la salle un coup de chapeau destiné à l'ensemble de l'assistance. Tête de veau en tortue, côté de pré-salé, nouille au gras, voilà ce qu'aurait probablement claironné l'employé du coin à la patronne, avant de déplier sa serviette, ajuster ses couverts et lever les yeux vers la glace occupant une bonne partie d'un mur jaune pisseux réfléchissant l'image fugitive des passants. Une partie de son attention encore attachée au souvenir du travail matinal avant de revenir à des pensées plus coutumières, le voilà maintenant en train de caresser sa pipe en véritable bruyère du Cap (à moins que ce matin il n'ait glissé dans ses poches une écume de Crimée) dont il s'apprête à incendier le foyer.
Aujourd'hui retraité de longue date, l'employé remarquable n'aurait probablement rien trouvé à redire à cette petite table qui tourne le midi au déjeuner fixe (trois entrées, plats et desserts au choix, 21 ou 29 €). Peut-être aurait-il apprécié comme moi cette tarte fine au boudin noir et pomme cuite, sa pâte d'une incroyable finesse, fragile comme du cristal, la placidité sanguine du boudin, la douceur de la pomme légèrement caramélisée.
Il est fort à parier que la poitrine de veau ultra croustillante à ultérieure, fondante comme du beurre à l'intérieur, ne l'aurait pas laissé indifférent, tout comme ces petits pois frais qui éclatent sous la dent et ces jeunes carottes légèrement sucrées pris dans succulente crème de bacon.
Aurait-il apprécié la décevante tarte fine aux pommes (tranchées d'une épaisseur comparable à du papier cigarette et en sous nombre, pâte sans pertinence), malgré la glace au caramel salé exceptionnelle qui l'accompagne ? Allez savoir. Autant interroger les fantômes.
Invictus
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